« Berlioz, qu'est-ce que tu es en train de faire ? » Le jeune enfant sursauta et rabattit rapidement le rideau devant son visage. Il n'y avait aucun moyen qu'elle puisse l'apercevoir derrière la vitre et à cette distance, mais il valait mieux être discret. Si Kira apprenait qu'il la regardait alors qu'elle était en train de jouer avec ses amis plus loin dans la rue, elle lui tirerait sûrement les cheveux. Cette fille était trop violente, mais ça lui plaisait. Avec un petit sourire, il tourna la tête vers sa mère qui le regardait l'air sérieux.
« Rien rien maman ! » « Si tu as envie de jouer avec tes amis tu n'as qu'à sortir, tu sais .. Il serait bien pour toi de te socialiser un peu. » Il ne dit rien. Berlioz s'était toujours senti coupable de ne pas être aussi entouré que les autres, à l'école. Il se sentait bizarre. Ses intérêts n'étaient pas les mêmes, et quand il parlait, on aurait eu l'impression qu'il était un alien tellement les autres le regardaient bizarrement.
« J'ai Albert de toute façon » Sa mère leva un sourcil. C'était un peu bizarre pour un garçon de son âge d'avoir un ami imaginaire, ou en tout cas, c'était ce dont elle avait fait part au psychologue de la famille. Berlioz n'était pas si perturbé que ça.
« Allez viens, on réunit toute la famille. Appelle ta sœur. » Berlioz se traîna au salon et appela sa jumelle en criant son nom, sous le regard inquisiteur de sa génitrice. Il n'avait pas le courage de monter les escaliers jusqu'à leur chambre.
« Tu sais que j'aurais pu le faire toute seule, ça .. » lui dit-elle. Il lui fit un petit sourire et se hissa sur un des fauteuils. L'envie de rire lui passa en voyant le visage de son père, tout renfermé. Lily arriva bien vite et se lova contre son frère.
« Alors ? » « Les choses vont changer mes enfants .. Je vais déménager. » « Oh chouette, on va où ? » demanda rapidement Berlioz.
« Pour l'instant, je pars toute seule mon chéri .. Mais si vous le souhaitez, vous pourrez me rendre visite, peut-être me rejoindre définitivement .. » Un grognement se fit entendre du côté du père.
« Ils ne sont pas assez grands pour savoir la vérité, « chérie » ? » « Ne fais pas une scène s'il te plaît .. » « Je fais une scène si je veux ! Les enfants, votre mère a, comment vous dire .. oublié ce que voulait dire le mariage et est allée faire des bébés à quelqu'un d'autre. On peut le dire comme ça, non ? » Les deux enfants étaient perdus, et la mère mit la main devant sa bouche. Déjà, les larmes lui montaient aux yeux.
« Charles, pas devant .. » « Je m'en fous. » Il se leva, et tourna le dos à la petite assemblée.
« Pars. Je ne veux plus te voir. » « Papaaaa je suis rentré ! » Le silence n'était arrêté que par le bruit de la télé qui venait faiblement du salon. Avec un demi sourire, Berlioz posa ses clés sur le meuble de l'entrée et fit ses pas à l'intérieur de la maison. Elle lui manquait. Il ne comprenait pas pourquoi Lily avait décidé d'aller avec sa mère. Lui n'aurait jamais pu quitter son géniteur, et il n'avait pas envie de déménager à l'autre bout du monde. Il l'appelait tous les soirs bien entendu, mais ce n'était pas pareil. Un frère et une sœur, particulièrement des jumeaux, n'étaient pas faits pour être séparés. Il fallait néanmoins que quelqu'un reste pour s'occuper de son père, et cette tâche était celle de Berlioz. Le jeune homme jura sous sa barbe en marchant sur un morceau de verre brisé qui était au sol. Faire le ménage, c'était ce qu'il n'avait pas eu le temps de faire le soir précédent. C'était loin d'être quelque chose qui le passionnait, du coup, la maison était dans un piteux état.
« T'es allé à ton entretien aujourd'hui ? » lui demanda-t-il en arrivant dans la pièce principale. Charles Dawson était assis dans le fauteuil devant la télé, l'air pratiquement endormi.
« Qu'est-ce que ça peut bien te foutre que j'y sois allé ? C'est pas tes problèmes. » Berlioz serra les dents.
« C'est juste que maman dit .. » Son père se leva brutalement, s'approcha de lui et lui attrapa le t-shirt par le col.
« Tu vas pas me bassiner avec ce que ta mère a bien pu te dire. Si tu veux l'écouter, t'as qu'à te barrer de chez moi, c'est compris ? » Les larmes vinrent aux yeux de Berlioz. Il détestait pleurer, mais il était trop sensible et ne pouvait pas s'en empêcher.
« Tu me fais honte mon fils. » Il le lâcha et commença à repartir vers le fauteuil.
« Peut-être que c'est toi qui me fait honte, père. » Il inspira rapidement, se rendant compte de l'erreur qu'il venait de faire, et avant qu'il ne puisse réaliser ce qui lui arrivait, il était au sol. Le dos contre la moquette, une violente douleur à l'estomac.
« Arrête, s'il te plait .. » dit-il entre deux sanglots.
« La prochaine fois, peut-être que tu me respecteras. » à quoi bon ? C'était la phrase que se répétait inlassablement Berlioz à l'intérieur de son esprit. Ses membres tremblaient et ses yeux étaient bordés de larmes. Derrière lui, il avait verrouillé la porte de la salle de bain et se tenait assis, replié sur lui même. Il n'en pouvait plus. Devoir se lever tous les matins, devoir aller au lycée, affronter le monde, les moqueries. Se sentir tellement différent, tellement .. monstrueux. Ce qu'il aurait donné pour naître normal, pour ne penser qu'à ses amis, les filles et les cours. Aller à des fêtes, rire, être un adolescent. Et ne pas avoir à se poser tant de questions, à être constamment paranoïaque et analyser chacune des paroles des autres. Voir des attaques là où il n'y en avait pas, des sous entendus à tous les coins de phrases. Personne ne l'aimait, il en était convaincu. Pas sa jumelle, qui l'avait abandonné pour partir avec sa mère, pas cette dernière qu'il n'avait pas vu depuis plusieurs années à présent. Et son père .. Les bleus sur son corps étaient bien la preuve qu'il n'était plus rien à ses yeux. Oh, ce n'était pas grave. Ou en tout cas, c'était ce que Berlioz se disait pour se rassurer. Jamais il n'en parlerait à personne car il n'y en avait pas besoin, son père ne le taperait jamais jusqu'à le blesser gravement. C'était juste .. pour lui apprendre. À vivre, il supposait. Inspiration. Expiration. À quoi bon ? Et même s'il était persuadé de ne rien regretter, et que tout serait mieux que l'état dans lequel il était aujourd'hui, les larmes coulaient inlassablement sur ses joues alors qu'il versait les cachets dans sa main. Il dormirait. Longtemps. Dormir, n'était-ce pas son activité préférée, après tout ? Être loin de tout, ne pas exister. Oui, ne pas exister. Pas mourir, mais ne plus être.
Comme à chaque fois qu'il était nerveux, il se tordait les doigts. Les mots qu'il avait répétés mille fois devant le miroir défilaient à l'intérieur de son crâne, tous lui semblant plus stupides les uns que les autres plus le temps passait. Mais il fallait le faire. Il ne pouvait plus vivre comme ça, en la voyant chaque jour, dans son entière perfection, et ne pas pouvoir la toucher, lui parler comme il aimerait le faire. Il avait l'impression de la comprendre comme personne, et il espérait qu'elle aussi, le voyait pour plus que ce qu'il paraissait. C'était stupide, pourquoi aurait-elle un quelconque intérêt dans un pauvre loser comme lui ? Il fallait de l'espoir. C'était ce qu'on lui avait répété de nombreuses fois dans la clinique où il avait passé quelques mois lors de son adolescence. Il ne s'était jamais débarrassé de sa dépression, mais ça allait mieux. Grâce à des médicaments, et de la thérapie. Kira était une des raisons de son envie de vivre. Il suffisait qu'il l'aperçoive pour que son cœur saute dans sa poitrine, qu'il ait envie de s'envoler et de ne plus redescendre sur le sol ferme. Tellement belle, tellement intelligente, tellement .. Il n'y avait pas une fille qui pouvait l'égaler. Et elle était là, à quelques pas de lui.
« Bon Berlioz, tu penses me faire attendre encore longtemps ? » dit-elle sans même relever le regard, un sourire en coin aux lèvres. Il prit son courage à deux mains et s'avança. Lui demander de le rejoindre ici avait déjà été une étape en elle même, maintenant, il fallait se jeter à l'eau.
« En fait, pourquoi on est ici ? » « Parce que c'est ici que je t'ai vue pour la première fois .. » dit-il en hésitant. Elle haussa un sourcil et ricana. Bon.
« Plus gnangna tu meurs, dieu, tu ne changeras donc jamais .. » Il fourra ses mains dans ses poches et baissa les yeux. Peut-être n'en était-il pas capable après tout.
« Je t'aime, Kira. » s'entendit-il dire avec une assurance qui le fit pratiquement sursauter.
« Laisse moi parler avant de me répondre, je .. écoute, je sais tout sur toi, d'accord ? Je pense .. Je pense réellement être un des seuls gars sur cette terre à te connaître réellement, peut-être le seul. Je sais comme tu es avec les garçons. Tu peux avoir qui tu veux, alors tu prends qui tu veux, tu peux être méchante et tu te fous de ce que les gens disent de toi, tu l'es même la plupart du temps .. » Elle s'éclaircit la gorge.
« Enfin, je ne suis pas en train de dire que c'est un défaut, d'accord ? Je sais que c'est un mécanisme de défense. Je me rappelle de toi quand tu étais toute petite, je me souviens de .. du climat dans lequel tu vivais avant d'aller en famille d'accueil. Je comprends mieux que tu ne peux l'imaginer ce que tu as pu vivre. Et, cette assurance, ce charisme, cette prestance .. Tant de choses que j'admire chez toi et que je n'ai pas. Je ne te dis pas ça pour te flatter, je te dis ça parce que je pense sincèrement que tu es la fille la plus extraordinaire qu'il y a sur cette terre et que .. je t'aime, Kira, je t'aime à la folie, du genre à aller réparer ton antenne satellite en plein orage juste parce que tu me l'as demandé .. » La comparaison de la mort qui tue, super Berlioz. Il se stoppa, sans savoir quoi dire.
« Tu ne me connais pas, Berlioz. » Elle poussa un soupir, tandis que le jeune homme se raidissait.
« Tu es comme tous les autres, prêt à débiter tout un charabia pour me voir à poil, que veux-tu que je te dise ? Que je t'aime ? Ce n'est pas le cas. Tu es comme un .. petit chiot qu'on trouve adorable, mais qui ne fait que casser tous tes meubles et aboyer toute la nuit. Tu l'aimes bien quelques semaines, puis tu l'abandonnes au bord de la route. » Il fit de son mieux pour ne pas pleurer. C'était bien la chose la plus difficile qu'il n'avait jamais faite.
« Trouve toi une gentille fille. Une fille de ton niveau, tu es, quoi, un .. 4 ? Les 4 ne vont pas avec les 9. Je suis un 9. » Elle alluma sa cigarette.
« Allez, je dois y aller .. s'il te plaît, ne m'en veux pas, d'accord ? » Berlioz était en pleine activité illégale lorsque son portable sonna. Lorsqu'il jeta un œil à l'émetteur, il dut cligner des yeux plusieurs fois avant se rendre compte qu'il n'était pas endormi. Il attendit quelques secondes et se jeta sur le téléphone, ses doigts moites glissant sur l'écran tactile jusqu'à ce qu'il arrive enfin à décrocher.
« Allo ? Kira ? » Il entendit des sanglots à l'autre bout de la ligne. Sa respiration se stoppa net.
« Qu'est-ce qu'il y a ? Kira ? C'est bien toi ? » Quelques secondes de silence, et il l'entendit pleurer à nouveau.
« Berlioz, je .. Il faut que tu viennes, il faut que tu viennes d'accord ? S'il te plaît, je t'en supplie .. » Son cœur battait à toute vitesse à l'intérieur de sa poitrine. Il avait tellement peur, jamais il ne l'avait entendue dans un tel état.
« Bien sûr, bien sûr, dis moi juste .. dis moi juste où je dois venir, j'y suis dans quelques minutes » Elle lui dicta une adresse en hésitant et raccrocha net. Quelques secondes après l'appel, il se demanda si elle n'était pas en train de lui faire une grosse blague. C'était bien de son genre, ce n'était pas la première ni la dernière fois qu'elle l'avait ridiculisé devant d'autres personnes juste pour son propre amusement. Et pourtant .. Elle n'était pas aussi bonne actrice. Ou en tout cas, il l'espérait. Attrapant les clefs de son scooter, il sortit précipitamment de son petit appartement et se mit en route. C'était un quartier qu'il connaissait de nom, ça devait être le coin le plus pauvre d'Arklow. Ça n'égalait pas les quartiers malfamés de villes plus importantes, mais il était quand même un peu inquiet à l'idée d'y aller. Arrivé, il se gara et alla toquer gentiment à la porte. Lorsqu'il entendit des cris et des pleurs de l'autre côté, il n'hésita pas une seconde de plus et se jeta dessus pour la défoncer. Il n'y serait sûrement pas arrivé si la porte n'avait pas été grande ouverte. Après s'être relevé de sa petite chute, il s'engouffra dans le couloir et trouva Kira assise au sol, le visage plongé dans ses mains, alors qu'un gars lui criait dessus des choses inintelligibles. Lorsque l'inconnu se rendit compte de sa présence, il n'hésita pas à lui adresser la parole.
« C'est toi le minable qu'elle a appelé à la rescousse ? » Berlioz avala sa salive, il était tout simplement mort de peur.
« Qu.. quel est le problème ? » L'homme ricana.
« Le problème ? Le problème c'est que ta petite amie ici présente m'a volé ma putain de montre, et qu'elle ne semble pas vouloir pour le moins du monde me la rendre. Alors, elle reste ici. À moins qu'elle ne se décide à me rembourser d'une autre façon ? » Berlioz s'approcha malgré son cerveau qui lui criait de se barrer d'ici.
« Elle a pas volé ta montre, laisse la partir. On .. Je vais faire comme si rien ne s'était passé et je ne vais pas appeler la police, d'accord ? » « Appeler la police ? Et pourquoi donc on appellerait la police, dis moi petit gars ? Après tout, ce n'est pas moi le voleur ici ! » Il attrapa violemment le poignet de Kira pour la forcer à se relever. Ce fut à ce moment là que le poing de Berlioz partit sans qu'il ne s'en rende compte en direction du nez du jeune homme qui se trouvait devant lui. La force n'y était pas, mais il y eut l'effet de surprise. Pendant deux secondes. Ensuite, il se retrouva aux urgences.