J'aime à penser que j'étais foutu, dès le départ. Vous vous voulez savoir où je suis né ? Dans un cinéma. Ouais, dans un cinéma. Ma mère avait dix-huit ans quand elle m'a eut. Ses parents l'avaient gentiment virée de la maison après son anniversaire et en apprenant qu'elle était enceinte. Mais c'était pas vraiment leur faute, ils voulaient pas de problème. En bref, elle squatte un foyer social, a abandonné le lycée pour un petit job dans une supérette, pas la grande joie, et un jour elle rencontre sur son lieu de travail un type des plus charmants qui lui dit qu'il a un ticket de trop pour aller voir The Player de Robert Altman qui venait juste de sortir. Elle était ravie, elle n'était pas allée voir un film depuis des mois. Et soudain, paf ! Le scénariste meurt, elle perd les eaux, comme ça. Faut dire qu'elle n'était qu'à 7 mois et demi. Soudain c'est la cohue partout parce qu'elle se met à crier tellement elle est surprise et le type comprend rien, là elle sort mais n'arrive pas à marcher, un homme arrive en criant "je suis médecin" puis il dit "on doit la faire accoucher maintenant, y a pas de temps à perdre, appelez une ambulance". Il la fait souffler, pousser, jusqu'à ce qu'elle n'en puisse plus, elle m'a raconté que c'était la pire douleur de sa vie. Puis j'arrive. Puis l'ambulance. A peine a-t-elle le temps de me voir qu'ils m'emmènent, alors elle crie "John, John", parce qu'elle avait décidé que c'était mon nom. Elle ne savait pas pourquoi, c'était comme ça c'est tout.

Mais pourquoi est-ce-que je raconte tout ça, déjà ? C'était drôle avant. Avant qu'elle meure, elle me racontait tout le temps cette histoire et puis on riait aux éclats. Ce qu'elle pouvait être conne. Elle avait toujours une idiotie à sortir.

Allons-y pour une autre anecdote drôle, d'ailleurs. Quand j'avais environ dix ans, j'habitais encore à Liverpool, ma ville natale, avec ma mère, on avait un tout petit studio en lointaine banlieue mais on avait quand même une maison. Elle m'avait raconté qu'avant elle avait un frère, mon oncle donc, qui avait une petite maison dans le quartier ouvrier, et que c'était quelqu'un de très bien mais qu'elle n'avait plus de contacts et qu'elle ne voulait pas le chercher mais qu'il devait "nous trouver". Alors souvent certains après-midis, je lui disais que j'allais au parc, et j'allais dans le quartier ouvrier marcher partout à travers les grandes allées de maisons et je cherchais un adulte qui pourrait me ressembler et je les suivais partout. Un jour l'un d'entre eux m'a remarqué, il avait dû croire que j'étais un genre d'orphelin à la rue, alors il m'a emmené chez lui, m'a donné des cookies et a passé deux heures à me montrer des collections de disques, des livres, à me parler de sa famille, il m'avait même apprit à jouer une petite chanson au piano. Ensuite je suis reparti et pendant des mois -avant que le vrai ne réapparaisse- je cru que cet homme était mon oncle.

Je considère souvent que c'est ça ma vie : une succession d'anecdotes sans vraiment de fil. C'est parfait pour en remplir mon compte Twitter. J'aime cette vie, quelque part, être sans attaches, finalement ça pourrait être pire, au moins personne ne m'emmerde avec mon avenir ou mon boulot. J'ai pas ce genre de soucis. Vous savez les burn-out de pression, l'honneur de la famille à préserver, les devoirs... Trop peu pour moi ce genre de préoccupations faciles qui emplissent la vie et la tête de tous ces bourgeois. Je les regarde se bousiller, ça me suffit. J'ai arrêté le lycée à seize ans pour suivre un gars d'une bande que je connaissais un peu et qui avait décidé de "quitter cette ville de merde". Il voulait partir pour l'Irlande. De toute façon je n'allais plus vraiment à l'école depuis longtemps, en partie parce que la plupart des gens là-bas étaient des minables, et en partie parce que ma mère décédée un an plus tôt n'était plus là pour me forcer à y aller. Franchement quand on sait lire, à quoi ça sert d'y aller plus ? J'en ai toujours appris plus en dehors, j'avais lu beaucoup plus de choses que la plupart des bouseux du lycée, vous savez pourquoi ? Parce que quand on commence à traîner avec des gens pas nets, ce qui leur impose le plus le respect, à défaut des muscles, c'est la culture. J'avais appris à manier les phrases pour manier les gens, et ça c'est bien un truc que tout le monde devrait enregistrer.

Enfin bref, y a quatre ans donc, je débarque à Arklow. Quatre parce qu'il faut compter les quelques temps de voyage un peu à l'arrache et plus ou moins légalement. La légalité c'est pour les nazes. Non mais, pour fixer ça sérieusement, à la base si j'ai commencé à voler c'était plus que par nécessité, c'était parce que c'est grisant. Vous ne vous rendez pas compte de comment on peut se sentir quand on est en permanence avec un pied dans le vide, c'est la meilleure des sensations. Quand je garde les deux pieds sur terre, je me sens vide, je m'ennuie, j'ai toujours l'impression qu'il me manque quelque chose. Dans le danger permanent, dans l'infraction, dans le souci parfois de trouver un nouvel endroit où crécher, c'est la que je me sens vivant, voyez. C'est pour ça que je me suis vite détaché des bandes, l'esprit meute de loups c'était pas mon délire, puis ils commençaient tous à verser dans le trafic de drogue, or l'argent en masse ne m'intéresse pas et je ne suis pas assez dingue pour foutre les deux pieds dans le vide d'un coup non plus. Ma vie ici est... elle se passe. J'arrive souvent à trouver des gens qui m'hébergent pour assez longtemps, j'ai d'ailleurs passé deux longues années chez un gars que je supportais assez, sauf que l'an dernier il m'a viré parce que sa copine emménageait et qu'ils allaient fonder une famille. Quel con. Je crois que je ne comprendrais jamais l'amour. Je suis sorti pour la première fois avec une fille à quinze ans, elle en avait dix-sept, on est sortis ensemble trois mois, alors elle m'a demandé de venir plus régulièrement au lycée, de faire plus attention à ma vie, ce genre de truc. Au début j'ai fait des espoirs puis quand je me suis retrouvé seul je n'en avait plus rien à faire et je l'ai quittée. Depuis j'ai eu quoi, le sexe ? Le sexe, à la limite. Mais j'ai dû coucher avec trois filles et deux gars en quatre ans. De toute façon la plupart des gens c'est pareil, ils m'accostent parce qu'ils veulent la vie de "bad boy", ils déchantent vite pour se rendre compte que je ne suis pas la personne froide mais "sensible au fond" qu'il recherche et que mon charisme évident n'est la façade que d'une sorte de totale indifférence. Du coup, ils s'en vont, c'est comme ça.

Ces derniers temps, je vis encore plus à l'arrache que d'habitude, c'est un peu moi et mon sac de sport, envers et contre tout. Mon autre compagnon, ce téléphone que j'ai volé il y a quelques mois, et dont personne n'a résilié le forfait, à ma grande surprise. Ainsi donc je passe ma vie sur Twitter, je peux me targuer d'être assez suivi, c'est vrai que je n'ai pas les désagréments quotidien de Monsieur-tout-le-monde on va dire. De plus je ne fais que répondre méchamment ou sarcastiquement aux gens et je crois qu'ils adorent se faire flageller. Ils doivent trouver ça drôle. En tout cas, ma vie est somme tout comme elle l'a toujours été, à chaque jour sa nouvelle anecdote, à chaque jour sa nouvelle aventure.