La porte se claque. Seul autour de la table avec ma mère, je la fixe. Papa est rentré. Je baisse les yeux. J’ai des airs de garçon parfait qui tient correctement ses couverts et attend sagement qu’on l’autorise à attaquer son plat. Maman cuisine toujours aussi bien. Mon ventre me crie de ne pas attendre cette simple phrase que ma mère devait prononcer, et pourtant sous ses yeux insistant, j’attends. Je fixe mon assiette. Cette viande m’appelle, mais je secoue à nouveau la tête. Maman s’est levé, j’ai pu l’entendre décaler sa chaise. Je sers un peu ma fourchette entre mes petits doigts. La scène allait se répéter. A nouveau. Encore et encore, presque tous les soirs désormais. J’entends sa voix résonner dans la pièce d’à côté. Mes yeux bleus se ferment dans un sursaut. Une assiette par terre. A croire qu’il aimait les casser chaque soir. Je sers un peu plus mes couverts. Je ne dois pas manger, maman ne m’en a pas donné l’autorisation. J’attends, je sers ma gorge. Je ne dois pas pleurer. Il va s’énerver, il va me crier que je ne suis pas un vrai garçon, que je dois être fort, dur. Mais je ne suis pas comme ça. Je sais déjà, malgré mon jeu âge, que je ne veux pas devenir comme lui. Ma tête se baisse un peu plus. Je n’ai soudainement plus envie d’exister, j’ai envie de m’enterrer, de devenir transparent et surtout d’enfin pouvoir être un petit garçon normal qui a le droit à son quota de larmes. Mon père revient et prend son morceau de pain. Je peux sentir cette odeur de loin. Je comprendrai seulement plus tard, qu’il s‘agissait de l’odeur de l’alcool. Un putain d’alcoolique qui levait sa main sur ma maman. Je n’ose même pas le regarder alors que je sens ma mère revenir . « Tu peux manger mon ange.. » Sa voix tremble. Ai-je fais quelque chose de mal ? Je n’ai pourtant toujours pas touché à mon plat, comme elle me l’avait toujours demandé. Je hoche un peu la tête et découpe ma nuggets. Je sursaute à nouveau. J’ose cette fois-ci le regarder. Elle refuse de se soumettre, alors il utilise la force. Ma maman est sur le sol. Des larmes perlent déjà au coin de mes yeux. Ma chaise se pousse et mon corps tombe sur le sol, recouvrant celui de ma maman. Il ne la touchera pas. Pas encore une fois. Il me porte, me soulève. Ma joue pique. Ma peau brûle, devenant rouge. J’ai eu la même punition qu’elle. Cependant il s’agira de la dernière fois que mon père posera la main sur nous. J’avais quatre ans et demi. Je n’ai toujours pas touché cette viande. Cette ordure s’est tiré, seul avec ses bouteilles. Son nom me rappelle chaque jour qui je ne dois pas être. Elle m’a appris depuis ce jour quel homme je ne devais pas être. Alors je passe chaque jour de mon existence à en devenir le parfait opposé. Je tente tant bien que mal de protéger ma mère contre le monde extérieur. Qu’il soit content, je suis devenu un homme bien trop vite par sa faute. Trop protecteur, trop attentif, j’essaie de devenir l’homme qui les protège, elles, les femmes de ma vie, ma mère et mes demies-sœurs. L’homme que j’ai été en la protégeant ce dernier soir. Le dernier soir où j’avais encore un père..

Je la perds, elle s’éloigne. Plus rien. Le néant, du noir, un trou noir. Je dois tout recommencer. Je perds mes repères, mon pilier et je la regarde partir. J’ouvre les yeux et me retrouve dans mon lit. « Bordel. » Un simple cauchemar » Elle dort à côté de moi. Est désormais passé son vingtième anniversaire. Je la regarde dormir, je décrypte chaque parcelle de son visage. Le soleil vient déjà se coucher sur son visage endormi. Un ange. J’imagine déjà que je suis le plus chanceux de tous. Le premier à lui avoir tout volé et en délicatesse, avec le plus d’amour possible. Je garde ma joue collée à mon oreiller, la contemplant encore quelques minutes avant de voir ses prunelles noisettes s’ouvrir et lui donner vie. J’aurai pu passer des heures à la regarder là, endormie, juste à côté de moi. J’aurai pu rester ma vie entière à la regarder dormir, et surtout j’aurai dû. J’aurai sûrement éviter des drames, je n’aurai pas eu à sécher ses larmes, à lâcher sa main, la regarder s’éloigner pour ne plus me regarder et l’observer dans les bras d’un autre, moi souriant et se déchirant à l’intérieur. J’aurai dû laisser cette porte fermée, me contenter de caresser sa joue comme je le fais actuellement, lui sourire avec le plus de tendresse possible comme pour la remercier de s’être donnée la veille au soir. Je ne savais pas que je devais profiter de chaque seconde car pour moi c’était clair, ma vie serait à côté d’elle, elle et seulement elle. Quand on trouve la bonne personne, on devient naïf, on pense que rien ne peut nous arriver, nous séparer. Et pourtant.. Je suis jeune, je suis amoureux, je me vois déjà avec des enfants, un chien, une maison, mon cabinet d’avocat et surtout cette femme devant moi à mes côtés, toujours à mes côtés.. Je me contente de me redresser, l’embrasser avec tendresse et retrouver ses lèvres qui me manquaient déjà. Elle pose sa main derrière ma nuque, je remarque déjà que ses joues rougissent. J’aime sa timidité, son manque de confiance en elle. Elle ignore sa beauté. Elle ignore combien elle a été fabuleuse cette nuit-là. Elle n’a pas conscience de ce qu’elle est et c’est sûrement ce que j’aime le plus chez elle. Je passe mes doigts dans ses boucles brunes et embrasse sa joue chaude. En ce moment, je réalise que je l’aime bien plus que tout dans ce putain de monde, que je pourrais bien tout plaquer juste pour avoir un autre réveil comme celui-là, pour vivre des moments comme celui-ci. Je réalise que c’est elle, et que ça a tout simplement toujours été elle. Elle, elle et seulement elle..

Allez maëh, lances toi. Juste une simple question à lui poser. Je regarde ma montre, bientôt elle va sortir de son travail. Je n’ai plus que quelques minutes pour rassembler le peu de courage que j’ai. Une simple question qui changera tout. Je l’enlèverai à cette ville, je l’aurai pour moi. Je lui donnerai tout, j’en ai, après tout, les moyens.. Je la regarde derrière son comptoir, à servir son dernier client pendant que je fais les cents pas dans la rue. Je regarde mes pieds. On dirait un gamin. Je mordille sans cesse ma joue, tortille mes doigts. Le stress m’envahit. Elle n’est pas encore sortie, dans quel état vais-je être quand elle me regardera dans les yeux ? Pourtant je dois prononcer ces mots. Je veux la voir se réveiller près de moi chaque matin, louper ses plats et brûler ses casseroles, m’appeler à l’aide pour une bestiole qui traine par terre. Je tourne. Mon courage semble s’effriter et pourtant je sais que je dois me lancer. Pour elle, pour nous. Je me retourne et tombe nez à nez avec la plus belle des brunes qui puisse exister et se dévoiler devant mes prunelles bleues. Elle me sourit, mon cœur s’emballe alors que j’avale non sans mal ma salive. Ses longues boucles brunes retombent tout au long de son dos, ses yeux pétillent en me regardant et ses joues rougissent déjà alors que ma main frôle sa joue.  « Dis mon amour, tu voulais me dire quelque chose ? » Elle sourit avec toute l’innocence du monde. Je l’admire et secoue la tête pour reprendre mes esprits. Oui, mes pensées divaguent. Je pense déjà à ses lèvres contre les miennes, sceller notre amour dans ce simple geste. Anodin pour certains mais qui a la plus grande valeur au monde à mes yeux. Je bafouille, gratte nerveusement ma nuque. Je suis mal dans mes pompes. J’expire tout mon air et me lance dans une phrase directe et claire. « Je veux que t’emménages avec moi. » J’ai l’impression de lui donner un ordre, mais c’est la seule phrase qui soit sortie de ma bouche. Je m’accroche à ses lèvres, regarde chaque parcelle de son visage, espérant y desceller une émotion pouvant déjà me guider sur la réponse que j’entendrai. Je me suis préparé et pourtant mon visage se décompose en entendant ses mots. Je la vois pleurer. Je ne l’entends plus. Le monde extérieur semble s’arrêter durant ces quelques secondes qui paraissent alors si longues. Ma vie s’écroule. Oui, le sol s’écroule sous mes pieds. Mes projets d’avenir avec. Mon cœur se serre. L’incompréhension totale. Je suis là, je l’écoute. J’écoute ses arguments et surtout en une fraction de seconde, je perds l’amour de ma vie. Elle qui embrasse ma joue et part, courant et pleurant à chaudes larmes. Je suis comme un con au milieu de cette rue, sonné. Aucun mot ne sort. Juste ces larmes qui me suivront encore jusqu’à aujourd’hui..