deux mille quatre, sydney | douze ans. je m'en souviendrai toute ma vie. c'était un jeudi, c'est d'ailleurs pour ça que je haïssais les jeudis habituellement. ça faisait maintenant plus de trois jours qu'on n'avait plus aucune nouvelle de jazzlyn. maman m'avait dit qu'elle reviendrait, elle prétextait qu'elle était chez une amie pour ne pas que je m'inquiète. bien évidemment je ne la croyais pas. il me prenait pour une gamine alors que j'étais assez mature pour comprendre que ma soeur avait fugué. en même temps, je la comprenais, vu que papa et maman n'arrêtaient jamais de se disputer, c'était agaçant à force. ma soeur était la personne la plus importante pour moi, même si on avait six ans de différence, on s'entendait comme si on en avait qu'un. elle me manquait terriblement, mais à cet âge-là je n'avais pas encore conscience de l'importance des choses. papa et maman la bombardaient d'appels, de textos, sans jamais aucune réponse. elle n'était décidément pas consentante à parler, et vu qu'elle était têtue ce serait une tâche encore plus difficile. il était dix-huit heures et quart, maman avait préparé le repas, c'était un gratin, le plat préféré de ma soeur. elle avait mis quatre couverts, au cas où jazz reviendrait. c'était inutile, elle n'allait pas revenir parce qu'elle avait fait son plat favori et ajouté un couvert, bien entendu, mais c'était pour ma mère une façon de se redonner de l'espoir. j'étais assise à table, les jambes ballantes que je m'amusais à secouer pour provoquer un bruit fortement ennuyant dans les pieds de la table. mon père m'engueula même à plusieurs reprises en me disant d'arrêter. et puis, le téléphone sonna. maman pensait que c'était grand-mère, et elle se jeta sur le téléphone, comme si sa vie en dépendait. c'était drôle à voir, même si la situation ne l'était réellement pas. « allô? » elle avait du mal à respirer, maman. j'avais du mal à la voir comme ça mais j'étais impuissante, je ne pouvais rien y faire. « bonsoir, vous êtes bien madame butwin? » maman avait mis en haut-parleur en remarquant que ce n'était ni la voix de grand-mère, ni la voix d'une de ses amies. maman racla sa gorge, comme si elle s'attendait à la nouvelle qui allait lui tomber dessus comme une bombe. « oui, c'est bien moi. » elle avait du mal à articuler et elle jeta vite fait un regard sur mon père et moi-même en soupirant le moins fort possible pour que l'interlocuteur ne le prit pas pour elle. « on a retrouvé votre fille. elle... elle est morte dans un accident de voiture. je suis sincèrement désolée. » je vis les traits de visage de ma mère s'assombrir, je pouvais distinguer la douleur sur celui-ci, la souffrance, et aussitôt, ma mère ne sut quoi répondre et s'effondra en sanglots. elle lâcha le téléphone et se laissa glisser le long du mur jusqu'à tomber accroupi à terre. mon père alla la rejoindre, les yeux mouillés de larmes et la prit dans ses bras. et moi, moi j'étais assise, je ne comprenais pas ce qu'il se passait. jazzlyn est morte.



deux mille cinq, sydney | treize ans.
un an. ça faisait un an que ma soeur nous avait quitté. j'avais désormais treize ans et j'avais réussi à faire mon deuil, même si chaque jour des choses qui me faisaient penser à elle surgissaient de nulle part. ça me faisait mal mais je m'étais habituée à son absence. bizarrement j'avais l'air de le vivre plus mal que mes parents puisque depuis sa mort, ils n'arrêtaient toujours pas de s'engueuler pour un oui, pour un non. d'après eux, c'était la faute de l'un et de l'autre si jazz avait fugué, à cause de leur éducation. moi je crois qu'elle a fugué parce qu'ils n'arrêtaient pas de se disputer, c'était compréhensible, sincèrement, qu'elle en ait eu marre. ce soir-là, il n'y avait que ma mère et moi. il était aux alentours de vingt-deux heures, mon père n'était pas rentré. il avait prétexté avoir trop de boulot, qu'il faisait des heures supplémentaires, maman n'y croyait pas un seul mot. il disait ça depuis deux semaines, et aujourd'hui elle avait eu la confirmation de ses craintes : mon père la trompait depuis plus de trois mois. elle l'a découvert en fouillant dans son portable des textos assez suspects. ma mère attendait mon père de pied ferme, près à l'engueuler dès qu'il franchirait le seuil de la porte. en parlant du loup, mon père arriva enfin, son espèce de cartable-valise a la main. « bonsoir, désolé d'arriver si tard. mon boss a du me demander un service. » il déposa celle-ci à terre et s'approcha de ma mère qui était assise dans le canapé, les bras croisés et les sourcils renfrognés. c'était signe qu'elle faisait la tronche, et moi ça me faisait rire. « zara, va dormir. il est l'heure. » je soupirais doucement et m'approcha de mon papa pour qu'il me fasse un câlin et un bisou, puis pareil avec ma mère. je montais les escaliers tout doucement. curieuse de nature, je voulais vraiment entendre leur dispute, sachant que ça ne serait pas une dispute de rien du tout. je me dirigeais vers la porte de ma chambre et la claquais, pour prouver que j'étais dans ma chambre alors qu'en réalité j'étais sur le palier, en haut des escaliers, l'oreille tendue pour bien tout entendre. « c'est quoi, ça ? » ma mère avait pris un ton sec. « quoi ? mais où t'as trouvé ça ? » mon père avait l'air stupéfait. et puis, tout s'est passé si vite, il y a des cris, et puis j'entendais le bruit d'une claque voler, et des pleurs qui venaient de ma mère. mon père venait de frapper ma mère. et puis, je compris plus tard, elle avait un énorme bleu, et des bandages. à partir de ce jour je le détestais d'avoir fait souffrir ma mère de cette façon. si bien que dans la même année, ils divorcèrent.

deux mille dix, sydney | vingt ans.

depuis le temps, j'avais très bien vécu le divorce de mes parents, et j'avais même entamé des études de danseuse professionnelle. je ne regrettais rien, c'était réellement mieux de cette façon. j'avais quasiment coupé le contact avec mon père parce que je n'avais pas apprécié sa réaction avec ma mère, et depuis je détestais me laisser marcher sur les pieds par les mecs. j'étais devenue une vraie garce tellement cette expérience m'avait changée, j'étais clairement dégoûtée des mecs et j'adorais m'amuser avec eux, comme si ils étaient de vulgaires jouets, mes marionnettes. j'avais pu partager cette histoire avec ma meilleure amie, sienna. elle m'avait épaulée, et en retour je lui montrais ma reconnaissance. un peu trop d'ailleurs. en fait, je pensais avoir développé des sentiments pour la jeune femme, et ma jalousie envers les hommes et les filles qui l'approchaient en témoignait. je ne lui avais rien dit encore, et de toute façon elle savait que j'étais bisexuelle, depuis mon enfance. elle n'avait pas été homophobe, bien au contraire, jamais je n'aurais pu croire que je serais tombée amoureuse de ma meilleure amie, comme ma soeur. et pourtant, ce n'est pas moi qui contrôlais mes sentiments. mais je l'assumais pleinement, et en ce jour de week-end j'étais bien déterminée à le lui avouer. ça faisait maintenant plusieurs jours que sienna ne répondait plus, que ce soit aux textos et aux appels. elle ne venait plus en cours et ça m'inquiétait. alors j'avais décidé d'aller la voir chez elle, endroit que je connaissais très bien. j'allais sonner à sa porte, rien. aucune réponse. je commençais sérieusement à m'inquiéter. il aurait pu lui arriver plein de malheurs, et j'aurais pas pu la sauver. je n'aurais pas supporté de perdre une personne aussi importante à mes yeux. je poireautais pendant quelques minutes, une trentaine même je dirais, jusqu'au moment où une voisine, une vieille, qui sortait de chez elle avec son caddie de courses m'interpella. « si vous attendez la famille keegan, vous pouvez attendre longtemps, ils ne reviendront pas. » elle était vieille, elle n'avait pas toute sa tête, c'est impossible. mes yeux sortaient de leur orbite, j'étais outrée, elle avait l'air très sérieuse et ça n'avait pas l'air d'être une blague du premier avril. « pardon ? » « ils n'habitent plus ici. » je tombais d'au moins dix mille étages, j'en croyais pas mes oreilles. elle m'avait laissé, comme ça, sans rien me dire. j'en croyais pas mes oreilles. mais, pourquoi. pourquoi. pourquoi elle n'a rien dit. à personne apparemment puisque même la voisine ne savait pas où ils étaient passés. je me sentais seule, seule au monde, comme si elle m'avait abandonnée comme une chaussette, comme si il n'y avait qu'elle dans mon monde.



deux mille douze, wicklow | vingt ans.
après ma soeur, c'était ma meilleure amie qui m'abandonnait. à croire que j'étais destinée pour cette vie. je ne savais pas pourquoi je recevais ça, c'était comme des claques dans ma tronche. j'ai pas mérité ça, d'être seule au monde. j'ai pas de chance. heureusement que niveau professionnel j'étais bien décidée à aller jusqu'au bout, pour au moins avoir réussi quelque chose dans ma vie. je dansais depuis maintenant quelques mois au sein d'une équipe qui faisait le tour du monde. ça me plaisait, j'adorais voyager. j'adorais découvrir de nouveaux endroits, et puis au moins je sais que je n'aurais aucune autre déception de ce côté. j'étais bien dévouée à y aller, et rien ne pourrait m'y empêcher, pas même ma mère qui, pourtant triste, était contente de voir que mon projet se développait de cette façon. l'équipe m'avait proposé de partir à wicklow, en irlande. j'avais toujours voulu y aller, l'irlande c'était un de mes pays préférais, j'adorais l'irish coffee et encore plus l'accent irlandais. je trouvais ça plutôt craquant, et d'un autre côté ça me permettrait d'oublier toute cette foutue vie en australie et en commencer une autre, avec de nouveaux amis. bien évidemment, j'ai accepté directement. c'était une occasion en or et je ne pouvais pas me la laisser passer entre les doigts. en plus si c'était pour danser, j'étais très bien servie. je devais y habiter, et ça ne me dérangeait pas, j'avais su amener mes affaires et au moins je n'étais pas seule, il y avait aussi les autres filles de l'équipe de danse à mes côtés. une fois là-bas, j'étais complètement émerveillée par le pays, comme une enfant dans un magasin de bonbons. à peine installée, devinez sur qui je tombe. sienna. celle qui fut autrefois ma meilleure amie, qui m'a abandonnée. autant dire que les retrouvailles se furent pas bonnes. sienna. sienna. et puis, en fait, j'ai compris qu'elle était partie pour échapper à son passé. elle avait changé de nom. thalia. je préférais sienna. sincèrement. c'était celle que j'avais connue, mais je ne pouvais pas lui en vouloir de recommencer une nouvelle vie, un peu comme moi. je la comprenais, et même si au fond je lui en voulais de ne m'avoir rien dit, j'avais toujours des sentiments pour elle, et ça c'était impossible de nier.

deux mille treize, wicklow | vingt et un ans. cette journée-là, j'étais partie volontairement chez sienna, ou thalia, pour m'expliquer. on ne pouvait pas s'en vouloir indéfiniment, et chez elle, il y avait cet homme. il était en train de réparer l'évier. un plombier ? oh. je discutais tranquillement avec sienna (faut encore que je m'habitue à l'appeler thalia), de tout et de rien, ça faisait tout de même un an qu'on ne s'était plus parlés. le dit garçon leva la tête quand il entendit ma voix, et en le faisant, il se cogna vulgairement la tête dans l'évier. j'aurais pas du rire, mais c'était plus fort que moi. il était plutôt musclé. il était mignon. mais j'étais pas là pour draguer. bon, en fait, j'aimais bien mater ses muscles, alors parfois je louchais sur ceux-ci, mais vite fait, puis reprenais le fil de la discussion. après que thalia et moi ayons fini de parler de notre vie, il vint m'aborder. « est-ce que je pourrais t'inviter à boire un verre? » un rencard ? j'étais pas là pour ça, j'avais sûrement autre chose à faire que d'aller draguer au calme. je déclinais poliment son invitation. j'aurais vraiment bien voulu mais on ne se connaissait pas et j'avais réellement pas envie de le connaître. il avait l'air d'un dragueur, rien qu'en demandant de sortir avec lui après même pas dix minutes de discussion. j'aimais pas ce genre de mec, ils croient dominer le monde, alors qu'en fait non. il insista encore une fois, je déclinai une nouvelle fois. thalia avait l'air amusée de la situation, ce qui n'était pas mon cas. au contraire j'étais plutôt exaspérée, c'était un vrai boulet. et puis, il continua, il n'avait pas l'air de lâcher le morceau et bien pour lui faire plaisir j'acceptais. sauf que, le lendemain, je lui posai vulgairement un lapin. d'une manière ou d'une autre je voulais lui faire comprendre que je n'avais pas que ça à faire et que je n'étais pas une fille facile à mettre dans son lit en deux-trois mouvements. j'aimais pas me laisser faire et il en fallait plus que ça pour me faire craquer. jouons, timothy.