Pour Noël, on nous avait offert des billets pour le Golden Eye. C'est pas tous les jours quand on vit dans une famille plutôt pauvre. J'en avais toujours rêvé. Depuis mes douze ans, je répétais tous les jours à ma mère «Maman, c'est quand qu'on va sur la roue?». C'était une journée extrêmement froide, et, bizarrement, je ne me sentais pas heureux. Pas comme je m'y attendais. J'aurais dû l'être, pour une famille vivant dans un milieu pauvre, c'était extra de faire la roue. Même la classe!

Notre baraque était miteuse, et papa voulait pas jeter de l'argent dans cette "arnaque" qu'il l'appelait. On s'y faisait. C'était dur de vivre dans un milieu comme celui-là, mais j'aimais la liberté que ça nous donnait. Certes on n'avait pas beaucoup d'argent, on vivait dans un endroit pourri, mais au moins on s'éclatait avec ce qu'on avait. Moi quand je voyais ces gosses pourris gâtés qui parlaient mal à leurs parents et qui avaient tout ce qu'ils voulaient, j'avais envie de leur vomir dessus. De toute façon, les seuls amis que j'avais, c'était ma sœur et deux trois autres personnes que j'avais connues au collège. On traînait souvent ensemble. A vrai dire, carrément toujours. Et grâce à eux, j'ai connu celle que je pensais être l'amour de ma vie. Je le pense toujours, mais de son côté ça ne doit pas être pareil..

Ça s'est passé un été, plutôt chaud d'ailleurs pour une fois à Londres. Je m'étais habillé du mieux que j'avais pu, laissant apparaître mes tatouages. Je m'étais perdu dans mes pensées quand une petite voix m'en sortit immédiatement. Je tournais la tête, et je la regardais. Peut-être un peu trop. Elle me regardait aussi. Et là, je me suis imaginé en couple, chose que je n'avais jamais faite avant. Mon cœur s'est emballé, et j'y comprenais rien. Quoi, je l'ai regardée, et je suis tombé amoureux? Non.

On a gardé contact, et au fil des semaines, j'ai fini par accepter ce qui était juste en face de moi. De l'amour. Tout était parfait, jusqu'à ce que mes parents s'en mêlent. «Moi, j'l'aime pas» disait mon père, et ma mère s'en foutait. Personne ne comprenait pourquoi je l'aimais elle. Même ma sœur s'y mettait en disant que c'était une riche qui pétait plus haut que son cul et qu'elle était pas faite pour moi, que la seule personne qui pourrait m'aller, c'était une personne de mon rang, parce que c'est ce que j'étais au final. Au rang des pauvres, et je pouvais pas faire partie du rang des riches.

Solveig, je l'aimais. Enfin non, je l'aimais pas. Je l'aime, riche ou pas, pauvre ou pas. Alors que je venais de me taper une journée familiale ou tout le monde me répétait qu'elle était pas pour moi et tout le tralala, la voilà qui arrive en pleurant à la maison. Ça aurait fait deux ans trois semaines plus tard. « Je suis enceinte. »

Et là, c'est le monde qui s'est déchiré tout autour de moi. J'avais quoi, dix-neuf ans? Même pas? Je savais pas comment réagir, puis j'ai repensé à ce que disait ma famille. Et c'est parti tout seul, je réduisais moi-même mon cœur en morceaux. Je savais qu'ils écoutaient derrière, et je voulais qu'ils entendent ce que je disais. Je voulais qu'ils soient fiers de moi. Pas une seule seconde j'ai pu penser à Solveig, je ne pensais même pas à moi, mais je pensais à ma fierté, à mes origines, et à ma famille. Cet événement marquait le début de mes pertes de contrôle. Je balançais tout ça, je détruisais tout ce qu'on avait construit, et je ne pouvais rien y faire. J'étais le témoin de ma propre destruction, et de celle de Sol. Je me sentais comme emprisonné dans les yeux d'une autre personne. C'était pas moi, et le pire, c'est que je me rendais compte qu'après ça, jamais je ne pourrais me faire pardonner. Quand " j'ai " fermé la porte derrière elle, je me suis rappelé de cette journée d'hiver au Golden Eye, et je me suis senti pareil. Petit, inutile, froid, et perdu. Solveig m'avait changé, en vain. Et j'étais devenu un monstre à mes yeux, aux siens aussi, mais un homme pour ceux de ma famille.

Aujourd'hui, j'ai renié ma famille et je suis parti vivre en Irlande avec le peu d'argent que j'avais pu trouver. J'ai décroché une bourse pour la faculté de droit de Wexford, et j'ai même été pris en stage dans un cabinet d'avocats. Là tout de suite, je suis dans le train pour arriver à cette ville. Vous savez, on dit souvent que les métiers du droit apportent un bon revenu. Je veux faire abstraction de mon passé, et monter du statut de pauvre au statut de riche. J'ai toujours pas oublié Solveig, et je veux pouvoir la mériter. Alors même si elle a du me maudire, déchirer toutes les photos qu'elle a de moi ou je ne sais quoi, j'espère qu'elle sait que ce que je ressentais pour elle était vrai.